Le grand public murmure à peine son nom. Aux yeux de ses pairs comme Elton John, Rufus Wainwright est pourtant un héros. Son nouvel album, “All Days Are Nights : Songs for Lulu”, lui fera-t-il grimper une nouvelle marche vers la gloire ?

on entend souvent, ces jours-ci, que le salut de l’industrie musicale viendra des paris les plus fous. Et qui le dit ? Ceux pour qui la musique n’est pas du commerce, bien sûr. Rufus Wainwright, par exemple. Al’heure où cartonne Lady Gaga, il sort un album entièrement piano-voix, « le contraire de ce que propose le monde pop ». Une démarche qui n’étonne pas vraiment. Le père de Rufus est Loudon Wainwright III, une étoile de la chanson folk nord-américaine. « Je crois que j’ai été influencé par son côté féroce sur scène, c’est une bête. Par son humour, aussi. » C’est vrai que sur scène, Rufus a l’art de la vanne. Très drôle, le garçon, si l’on aime l’ironie, beaucoup d’auto-dérision, et une extravagance assumée, un peu comme son homosexualité. En influence encore plus majeure, il y a sa mère aussi. « Elle mettait une poésie immense dans tout ce qu’elle faisait, parfois, c’était même trop, elle était tellement sensible à tout. » Sa mère, c’était Kate McGarrigle (décédée en janvier dernier), qui avec sa soeur Anna a envoûté les seventies américaines, à la guitare, au piano et à coups de duos vocaux et cristallins. La soeur de Rufus, Martha Wainwright, mène également une carrière musicale et a beaucoup accompagné son frangin au début. Donc, pour Rufus, il n’y a jamais eu « de frontière entre le salon et la scène ». La famille s’est d’ailleurs souvent produite ensemble, et est présente dans de nombreuses chansons du jeune homme, qui compose déjà tout gamin et se fait vite remarquer. Son premier album sort en 1998, alors qu’il a 24 ans. On y trouve déjà presque toutes ses influences : le folk natal, mais aussi une pop aiguisée, et quelques arrangements d’où suinte un amour inconditionnel du classique, opéra en tête. Un certain romantisme. Et une voix de ténor pop assez unique, qui allie un vibrato quasi lyrique et une nonchalance adolescente.

Quand on lui demande qui est la Lulu du dernier album, Rufus répond qu’elle est son âme noire et damnée, celle qui le fit verser, avant l’âge de 30 ans, dans l’usage immodéré des drogues, celle qui lui inspira son deuxième album, “Poses” (2001), celle « que j’invoque souvent pour composer mes chansons, qui me tente. » Mais dont il sait, dorénavant, se protéger. Au profit, semble-t-il de la diva en lui. « J’ai cru, à l’époque des drogues, que j’étais une espèce de femme fatale, qui peut tuer par sa beauté. Finalement, j’étais seulement en train de me faire du mal. » Est-ce pour exorciser ladite fatale qu’il part en 2007 à la conquête du monde, avec un récital entier de Judy Garland, feu l’héroïne du “Magicien d’Oz” ? Eclatent alors l’extravagance du personnage, et le reste de ses évidentes influences : la comédie musicale, le cabaret. Exit la nostalgie, voici une ardente démesure dans un costume doré signé Castelbajac. Rufus se donne, fort de l’amour d’un vrai public de fans. Et, outre sa filiation favorable, de collaborations artistiques qui forcent le respect. « C’est comme si les gens du métier avaient très vite identifié ma valeur ajoutée, comme s’ils avaient décidé de protéger ma musique, menacée parce qu’elle n’essaie pas d’être dans l’air du temps. J’ai eu de la chance. ». Le sollicitent donc Elton John, Burt Bacharach, grand compositeur pop, Neil Tennant des Pet Shop Boys, qui finira par lui produire un album, le metteur en scène Bob Wilson, pour lequel Rufus met en musique, en 2009, des sonnets de Shakespeare, dont trois sont présents sur le dernier album… Il y a aussi les chansons composées ou reprises spécialement pour des films comme “Aviator” de Scorsese, “Brokeback Mountain” ou “Shrek”. Et “Moulin Rouge !” qui souligne, avec sa reprise de “La Complainte de la Butte”, la francophonie de cet artiste à moitié canadien, ainsi que son amour pour Edith Piaf et consorts. Avec tout ça, il sait ce qu’il vaut, le petit gars. Ne cache pas son ambition, surtout en Amérique, où exploser est « un peu le rêve de tout artiste », estime-t-il. Mais il se réjouit de « pouvoir marcher tranquille dans la rue ». Et n’hésite pas à invoquer, comme modèles, Verdi ou Victor Hugo. « Je ne me compare pas à eux, mais j’aspire au flot de créativité de ces gens qui produisent sans discontinuer toute leur vie. » On ne peut pas lui retirer ça, d’ailleurs : Rufus compose des chansons comme il respire. Et puis, allez, il finit par admettre un cheveu de mégalomanie. « J’essaie d’être comme eux, c’est vrai. Pourquoi pas ? »

Alors, sans peur et sans trop de reproches, Rufus Wainwright a composé, en 2008, un opéra, “Prima Donna”, déjà programmé avec succès dans de grandes salles, et dont l’aria finale figure sur l’album. « J’ai vraiment pénétré l’univers du classique, pas comme une simple collaboration. Ça a été passionnant, mais aussi une vraie souffrance, c’est un monde très dur. C’est seulement en entendant l’orchestre jouer mes arias que je me suis dit que ça en valait la peine. Du coup, pour le prochain album, je veux faire une sorte d’explosion pop, qui déferle sur le monde… » En attendant, l’opéra consolide sa reconnaissance, déjà accrue par le succès de son précédent album, “Release the Stars” (2007). “All Days Are Nights : Songs for Lulu”, son sixième album, est lié à la maladie et au décès de sa mère, si influente, bienveillante. « J’ai commencé à écrire l’album à peu près au moment où on a diagnostiqué son cancer, il y a quatre ans. J’ai tout terminé trois semaines avant sa mort. » Si ce décès « n’est pas le thème de l’album », il est un peu celui de ses concerts actuels, « avec un oeil qui pleure sur un écran géant (du vidéaste Douglas Gordon, ndlr), avec des plumes, des capes. Je chanterai toutes les chansons d’une traite, sans applaudissements, pour qu’on puisse s’immerger dans la musique ». Il y aura alors peut-être moins d’invités surprise que d’habitude. Martha, quand même, la soeur folk, de temps en temps. Et une seconde partie de soirée habitée par le si riche répertoire du chanteur. Un recueillement d’abord, puis sans doute une fête. Et pour tous ceux qui le connaissent encore peu, un bel endroit pour une rencontre.