De la Sibérie à l’Inde, Peter Weir nous fait revivre la marche pour la liberté des évadés du goulag dans “Les Chemins de la liberté”, le premier film américain sur l’enfer des prisons soviétiques, où furent internés près de vingt millions d’hommes.

Que c’est passionnant de voir travailler un perfectionniste. Méticuleux dans la mise en place des différents éléments du décor, précis dans ses demandes au directeur de la photo, Russell Boyd, quant à la lumière, hyper pointilleux dans sa direction d’acteurs, il n’y a pas de mot assez fort pour qualifier la méthode de Peter Weir. Au coeur de la Bulgarie, le réalisateur a reconstitué le périple de sept prisonniers, évadés d’un goulag près du cercle polaire, qui ont marché jusqu’en Inde. L’homme est tellement investi dans son travail qu’il s’est tordu le genou. C’est aujourd’hui d’un fauteuil roulant, la jambe gauche maintenue à la verticale, shooté par une piqûre de cortisone, qu’il dirige son équipe. Ce n’est pas son habitude d’être statique sur un plateau. Ses collaborateurs le décrivent comme un ressort, toujours en mouvement. Peter Weir aime les expériences extrêmes. “Master and Commander”, c’est lui : l’épopée à travers l’océan Pacifique d’un navire britannique commandé par Russell Crowe pendant les guerres napoléoniennes. On lui doit aussi “The Truman Show” sur les délires de la téléréalité - le meilleur rôle de Jim Carrey -, le cultissime “Cercle des poètes disparus” ou le trépidant “L’Année de tous les dangers”. C’est donc tout naturellement qu’il s’est attaqué à cette incroyable odyssée survenue pendant la guerre, deux années de marche, 6 000 kilomètres à travers la Sibérie, la Mongolie, la Chine, le Tibet. Le récit, “A marche forcée”, a été écrit par Slavomir Rawicz, un officier de l’armée polonaise arrêté en novembre 1939 par l’armée soviétique et condamné à vingt-cinq ans de bagne. Bien avant Soljenitsyne, Rawicz témoigne de l’enfer du goulag, par lequel sont passés près de vingt millions d’hommes, de 1935 à 1953, et dont il a réussi à s’échapper. A la parution du livre en 1956, le cinéma s’intéresse bien sûr à ce récit incroyable. La Warner achète les droits et contacte Laurence Olivier. Mais un début de controverse sur la véracité des faits (due à la description par Rawicz de deux yetis !) met fin aux velléités des producteurs. Un jeune acteur britannique, Jeremy Child, ne baisse pas les bras. « J’ai découvert le livre à 15 ans, raconte-t-il, j’en ai acheté les droits à 25 ans et j’ai passé les trente suivantes à essayer de monter le projet. » Jusqu’à ce qu’un jour, une lettre de la productrice Joni Levin le touche et le convainque de céder ses droits. « Je lui ai dit, explique-t-elle, que c’était un message d’espoir : sept personnes qui décident de mourir en hommes libres plutôt que de rester au goulag. » C’était il y a treize ans ! Le scénario écrit par Keith Clarke fait alors le tour des studios. « C’est ce qu’on appelle le development hell l’enfer de la préparation. »

Un récit de bravoure

C’est Colin Farrell qui débloque la situation. Contacté par un ancien colocataire, l’agent Jack Wigham, le comédien a un coup de foudre pour ce récit fondé sur l’espérance et la bravoure. Son enthousiasme donne aux producteurs le courage d’aller voir Peter Weir. Mais patatras, en pleine préparation, la BBC diffuse un documentaire sur le livre et apporte la preuve que Rawicz ne s’est pas échappé du goulag mais en aurait été libéré... Toute l’authenticité des faits est remise en question ! Keith Clarke enquête non-stop pendant quatre mois. Il s’immerge dans les archives des prisons soviétiques conservées au Hoover Institute, à Palo Alto. Il finit par retrouver, en Inde, deux hommes qui ont vu arriver quatre évadés polonais. « Ce qui est le plus vraisemblable, c’est que Rawicz a raconté une histoire qui est arrivée à l’un de ses compatriotes », avoue-t-il. Pour Peter Weir, ce qui est vraiment arrivé à Rawicz est un détail. « Ça me donne plus de liberté en tant que scénariste au niveau des faits et des personnages, explique le réalisateur. De toute façon, les goulags ont vraiment existé et je me suis rendu compte que beaucoup de gens, à commencer par moi, n’en connaissent que le nom. Il faut dire ce qui s’est passé là-bas. Des hommes et des femmes étaient arrêtés pour des raisons stupides et condamnés à vingt ans de bagne dans le froid sibérien. Un acteur a, par exemple, été interné parce qu’il jouait trop bien les aristocrates ! » Alors qu’il réécrit le scénario, Weir se nourrit de toutes les anecdotes historiques possibles. « Plus de dix mille Américains sont venus tenter leur chance en URSS pendant la Dépression pour trouver du travail, explique-t-il. Pour cela, ils ont abandonné leur nationalité et leurs droits. Sept mille ont disparu au goulag ! » Ed Harris interprète cet Américain mystérieux qui a survécu à l’enfer du goulag. Colin Farrell incarne, lui, un autre type de prisonnier : le urki russe, un bandit de droit commun. Supposément violeur ou assassin, le urki se comporte comme le “capo” du camp.

Situations criantes de vérité

C’est d’ailleurs dans un goulag reconstitué quasiment à taille réelle que tournent les acteurs. Il a fallu quatre mois de construction dans les Boyana Studios de Sofia, en Bulgarie, pour arriver à ce niveau de réalisme. Derrière les barbelés, des miradors, une tente en toile, des baraques sommaires en bois, des rondins éparpillés, de la neige artificielle au sol. « Peter Weir est un obsédé du détail, affirment ses collaborateurs. Il nous a constamment poussés dans notre recherche d’accessoires. Vous voyez les oignons qui pourrissent, c’est son idée. » Aujourd’hui, l’équipe tourne les derniers jours de fuite en URSS, juste avant de passer la frontière avec la Mongolie. Six hommes et une femme se cachent dans un ravin, à la lisière de la forêt, juste devant des champs à perte de vue. On se croirait dans une peinture hollandaise. Au loin, on aperçoit une voie ferrée. Le héros du film est interprété par Jim Sturgess (“Across the Universe”), qui, pour l’occasion, a pris l’accent polonais. « Mon coach m’a emmené en Pologne, à Cracovie, et m’a fait comprendre l’état d’esprit d’un officier polonais de l’époque. » Côté accent, Colin Farrell a, lui, adopté l’accent russe de son personnage, Valka, et même quelques mots de vocabulaire avec une facilité et une rapidité qui ont sidéré tout le monde. Son look aussi étonne : des tatouages sur tout le corps, et particulièrement un portrait de Staline sur le torse. Chez les évadés, l’homme est craint. Là, dans le ravin, alors qu’il faut attendre la nuit, éclate une dispute entre lui et un autre évadé. Hors plateau, le comédien continue à baragouiner en russe, fait quelques vannes aux techniciens bulgares et reste dans son coin. Cloué sur la chaise roulante que lui a imposé le médecin, Peter Weir scrute ses deux moniteurs. Il connaît tout des techniques de survie et a imposé un training spécial à ses acteurs. « Avec Cyril Delafosse-Guiramand, un explorateur français qui a retracé la route des évadés du goulag en quête de leur mémoire, raconte Jim Sturgess, nous avons marché dans la forêt, expérimenté des techniques de survie. Il nous a appris à fabriquer des choses avec ce qu’on trouve dans les bois. » La nuit est tombée. La température aussi. Les évadés, à peine couverts par leurs haillons et aux souliers rafistolés – par leurs soins ! – sont toujours terrés. Ils attendent le long des rails de chemin de fer. Un garde inspecte la voie à la lampe torche. Juste après, le train (un vrai) déboule. Des mains dépassent des ouvertures. Ce sont des prisonniers. Pour Peter Weir, chaque main a une histoire. « On m’a parlé d’une couturière faite prisonnière au goulag parce qu’elle avait épinglé son aiguille sur un coin du portrait de Staline, explique le réalisateur à son assistant. Ce soir, elle est dans le train. » L’équipe a du mal à cacher son émotion.