Difficile de chercher des poux à un spectacle d’un tel acabit : il détient à ce jour le record de la comédie musicale restée le plus longtemps à l’affiche sans interruption dans le monde. “Les Misérables” se sont joués dans 42 pays, dans 21 langues différentes, raflant au passage 75 récompenses (dont huit Tony Awards, ainsi qu’un Molière et une Victoire de la musique en 1992) pour un total de 56 millions de spectateurs depuis sa création à Londres en 1985. Si ça ne vous fait pas un succès planétaire, ça ! Mieux : “I Dreamed a Dream” (titre créé il y a trente ans pour Rose Laurens) fait désormais partie des hits musicaux depuis que Susan Boyle est devenue la star de l’émission “Britain’s Got Talent” grâce à son interprétation de la chanson culte du spectacle, vue par 100 millions d’internautes. Mais attention : l’adaptation en “musical” de l’oeuvre patrimoniale de Victor Hugo par Alain Boublil (texte et dramaturgie) et Claude-Michel Schönberg (livret et musique) n’a rien d’une vulgaire “cash machine”. Si ce dernier est le plus grand des vendeurs (on lui doit “Le Premier Pas”, l’un des plus gros tubes de 1974), c’est aussi un gentleman de la note et du son… longtemps boudé par ses pairs ! Petit rappel : créée par les deux complices en 1980 à Paris au Palais des Sports (dans une mise en scène de Robert Hossein), la comédie musicale fut applaudie par 500 000 spectateurs en trois mois. Las, l’aventure resta sans suite : « On n’entrait pas dans les formats des “musicals” de l’époque comme “Starmania” », explique Schönberg. S’ensuit une autre tentative à Mogador, tout aussi vaine. Sir Cameron Mackintosh, lui, ne s’y est pas trompé. Producteur investi (“Cats”), il propose aux deux compères d’emmener ce patrimoine de la littérature française vers le public anglosaxon. Et ça marche : Fantine, Cosette, Marius, Javert, les Thénardier et Jean Valjean créent le buzz en 1985 au Barbican Theatre ! Vingt-cinq ans plus tard, « Les Mis » (leur petit nom outre- Manche) reviennent enfin au Châtelet avec une production rutilante créée à Cardiff le 12 décembre dernier : morceaux réorchestrés, chansons traduites par Herbert Kretzmer, mise en scène liftée (Laurence Connor et James Powell), décors réagencés à partir des croquis de Victor Hugo lui-même. Restructuré en deux actes (au lieu de trois), le spectacle opère une heureuse alchimie entre la fresque politico-sociale du barbon barbu, les impératifs du grand spectacle et la nouvelle troupe anglaise (John Owen Jones, Earl Carpenter, Gareth Gates, Rosalind James, Madalena Alberto…) portée par la mise en scène trépidante de Trevor Nunn et John Caird. L’oeil aux aguets, l’oreille alertée, on se laisse entraîner par une poursuite dans les égouts de Paris ou sur les barricades sans se poser la moindre question. Les réponses sont fournies sur le plateau. La somptuosité musicale et la structure ambitieuse du projet vous tombent dessus, vous laissant le choix du roi : s’abandonner au plaisir.