A travers 160 oeuvres, l’exposition Les Promesses du passé présentée au Centre Pompidou explore la création artistique de l’ex-Europe de l’Est depuis l’après-guerre. Révolution du regard en perspective. Varsovie, Pologne, fin février 2010. Un espace immaculé à l’agencement minimaliste. C’est peu dire que l’atelier de Monika Sosnowska, 38 ans, dessiné par ses soins, tranche avec les immeubles délabrés de Praga, quartier ouvrier situé à l’opposé de la vieille ville, sur l’autre rive de la Vistule. Une banlieue grise, réputée malfamée, devenue le dernier lieu à la mode depuis que des artistes ont commencé à y reconvertir bâtiments désaffectés et vastes friches industrielles. Ici, l’ancienne étudiante aux Beaux- Arts de Poznan conçoit ses installations, désormais exposées dans le monde entier. Pour l’heure, l’artiste explique dans un anglais parfait le long processus d’élaboration de la scénographie qu’elle a réalisée pour l’exposition de Beaubourg, Les Promesses du passé, qui revisite plus de soixante ans d’art dans les pays de l’Est. Une scénographie labyrinthique, écrin symbolique, fait d’allers-retours, à l’image du flash-back sur cette production artistique et des efforts entrepris pour mener à bien cette manifestation – au total, trois années de recherches et de voyages. Depuis la chute du Mur, deux décennies ont passé. Autant dire une éternité. A l’heure de l’Europe réunie et de la prise de conscience de l’importance de la diversité culturelle dans un monde globalisé, il était temps de lever le rideau (de fer) sur la création dans les arts visuels à l’Est. Une histoire enfouie, des artistes oubliés, que la nouvelle génération – celle de Monika Sosnowska, Mircea Cantor ou Pawel Althamer, pour ne citer qu’eux – a aidés à redécouvrir. Avec, en filigrane, la question inévitable des relations entre l’art et le pouvoir. Et, à la clef, un discours qui bat en brèche ce que l’on croit savoir de l’Europe de l’Est et de ses artistes. Quelle était leur marge de manoeuvre face aux pressions politiques ? Apportant un élément de réponse, l’exposition met en exergue des destins individuels pris dans le maelström d’une idéologie collectiviste, dont la mise en pratique eut des conséquences à géométrie variable selon les pays et les périodes. Des trajectoires où l’engagement ne prend pas toujours les formes auxquelles on pourrait s’attendre. Loin s’en faut. Dans le système communiste, chaque exposition devait passer sous les fourches Caudines de la censure du Parti. Laissant une plus grande liberté d’action, l’art conceptuel commença en Pologne dans les années 1960, avant de se développer rapidement car il ne nécessitait aucune structure particulière : nul besoin de demander une autorisation pour réaliser un happening dans un appartement privé. « Dans les années 1970, de nombreux artistes se sont mis à produire ce type d’oeuvres de manière confidentielle. Ils réalisèrent qu’ils n’avaient besoin de rien pour développer des idées », explique Anda Rottenberg, historienne d’art et ancienne directrice de la galerie Zacheta à Varsovie. Quant au pouvoir en place, il les considérait comme inoffensifs. Un exemple qui vaut pour le cas polonais. Le joug de la censure put se montrer en revanche implacable dans d’autres pays du Bloc. Des artistes se retrouvèrent derrière les barreaux, tel Tibor Hajas, sorte de Pasolini hongrois. Voire contraints à l’exil, à l’instar de Tamas Szentjoby, dont la devise était, il est vrai : « Tout ce qui est interdit est art. Soyez interdits ! »

Protéger l’autonomie de l’art par rapport au politique

"Sous un régime dictatorial, les gens sont obligés de se replier dans l’espace privé, faute de pouvoir s’exprimer dans l’espace public, analyse Christine Macel, chef du service création contemporaine et prospective au Centre Pompidou, co-commissaire de l’exposition. Ecarter les bras dans la rue, par exemple, prenait alors une dimension politique importante. " Pour autant, l’idée que nous nous faisons de l’usage de la liberté d’expression à l’époque soviétique apparaît le plus souvent erronée. « Très peu d’artistes de l’Est ont fait de l’art politique, au sens activiste du terme, reprend Christine Macel. Pas plus qu’ils n’ont été dissidents. » De fait, tous ceux qui s’occupaient notamment de performance ou de cinéma expérimental ont surtout eu tendance à protéger la sphère d’autonomie de l’art du champ politique et de la domination totalitaire, plutôt qu’à l’utiliser comme un moyen. Les échanges avec l’Ouest furent en outre beaucoup plus nombreux qu’on ne l’imagine. Certains artistes se rendaient à Paris, New York ou à Londres, là où “ça” bougeait. Reste que les difficultés d’obtention du passeport, sésame indispensable, ont constitué pour beaucoup un réel obstacle à la reconnaissance hors des frontières de leur pays. Jusque dans les années 1990, la question se révélait aussi économique. Avec des fortunes critiques directement liées à la visibilité et à la présence sur le marché international de l’art, bien avant la libéralisation. Est-ce un hasard si les artistes les plus connus sur la scène internationale sont également ceux qui ont eu les moyens d’aller à l’étranger ? Heureux qui, communiste, a fait un beau voyage... Dernière idée reçue : l’Europe de l’Est ne ferait qu’une. « C’est un concept politique qui date de la guerre froide et ne recouvre aucune réalité artistique », constate Christine Macel. A ses yeux, ni plus ni moins qu’une manière de classer les choses a priori, relevant d’une idéologie occidentale encline à uniformiser. Et d’ajouter : « Il n’y a pas plus un art de l’Europe de l’Est qu’un art polonais, roumain, slovène, tchèque, hongrois... Il y a des artistes, avec leur identité propre, et éventuellement des mouvements qui les rassemblent à un moment donné. » Une histoire définitivement polyphonique, dépassant la question de la nationalité. Subsiste une ultime question à la vue de ces oeuvres : ce qui a été un moment pris dans un état de suspension historique, entre la construction du Mur et sa chute, peut-il être réactivé a posteriori ? Une interrogation que développent aujourd’hui beaucoup d’artistes et d’intellectuels à travers l’héritage du communisme, moins un revival marxiste qu’une critique du consumérisme, une réflexion sur la mémoire et le vivre ensemble. La redécouverte de ces promesses du passé se révèle de ce point de vue essentielle si l’on veut à l’avenir pouvoir écrire une autre histoire de l’art que celle à laquelle l’Occident est habitué. En intégrant, cette fois, la partie Est de l’ancienne Europe au sein de la nouvelle. Faire en sorte que ces promesses soient tenues, en somme.