C’est incontestablement l’événement cinématographique de la semaine. Le mythique personnage d’Alice au pays des merveilles fait son retour sur les écrans, mais revisité à la sauce Tim Burton, avec, du coup, de la 3D, du Johnny Depp, de la BO de grande classe... Alors que les spectateurs sont dans les starting-blocks, le phénomène Alice, qui va bien au-delà de la sortie ciné, méritait d’être scruté.

Le buzz de la semaine est là. Un film aux moyens colossaux mis en scène par un réalisateur-star, avec Johnny Depp, crème de la crème d’Hollywood en guise de tête d’affiche et des images de synthèse bluffantes qui raviront les amateurs de grand spectacle façon Avatar. Et puis des interviews, des analyses, des produits dérivés du plus grand chic... Qui l’aurait cru, en sachant que l’histoire d’Alice, connue universellement, est née de l’imagination fertile du révérend Charles Lutwidge Dodgson, étrange personnage taciturne de l’Angleterre du XIXe siècle, portant faux col et redingote noire, gaucher et bègue de surcroît ? Etrange, ce monsieur Dodgson, qui, un peu à la manière d’un Michael Jackson d’antan, aimait bien les petites filles qu’il photographiait sans lassitude et était prêt, pour les séduire, à leur inventer des aventures mirifiques, a priori éloignées de mille lieues de celles du monde des adultes. C’est lors d’une promenade en barque, par un beau jour ensoleillé, que le révérend l’inventa cette histoire pour l’une des fillettes présentes, Alice Lidell, qui, bien qu’accompagnée de ses deux soeurs, avait indéniablement sa préférence. Interrogé par son collègue Duckworth, lui aussi du voyage, le futur créateur du pays des merveilles confirmait l’étrangeté des faits : « Oui, j’invente au fur et à mesure. ». Alice fut conquise et demanda à son étonnant ami de lui relater l’histoire par écrit. Ledit ami n’en dormit pas de la nuit et écrivit le chef-d’oeuvre que nous connaissons, l’illustrant même de ses propres pinceaux. Et puis et puis, d’autres le lurent, le convainquirent de le publier, ce qui fut fait sous le nom de Lewis Carroll, puis agrémenté des dessins de John Tenniel, aujourd’hui toujours partie intégrante de l’univers d’Alice. Animaux et cartes à jouer qui parlent, repères temporels flous, mot-valises, non-sens, adultes cruels, personnages qui se retrouvent la tête à l’envers, héroïne toujours trop grande ou trop petite. Toute la personnalité de Charles-Lewis telle qu’elle a pu être rapportée transparaît dans ce drôle d’ouvrage dont le succès s’est avéré immédiat dès sa parution.

Les raisons du succès

Ecrites pour plaire à une seule petite fille, les aventures d’Alice ont conquis toutes les générations et ce, à travers les âges. Un succès que l’on comprend sans peine quand il s’agit de contes de fées puisqu’ils font partie de l’imaginaire collectif et se transmettent de façon orale, mais qui laisse pantois quand on sait que cette belle histoire n’est l’oeuvre que d’un seul. « Alice nous touche en tant qu’enfants, mais aussi en tant que grands enfants, explique le docteur Lepastier, psychiatre et psychanalyste. On se retrouve loin des contingences habituelles ; on passe de l’autre côté du miroir ! Les objets inanimés prennent vie, les animaux parlent... Cela nous met dans un état de perplexité étonnant ; ce que Freud appelait “l’inquiétante étrangeté”. Et puis l’enfant n’a plus peur comme dans la vie réelle. Là, il n’est plus écarté du monde des adultes, il est au centre de l’action, ce qui nous convient bien puisqu’on a toujours tendance à idéaliser le monde infantile. » Et de reprendre : « Il est toujours important de garder la part d’enfant qui est en nous, notre capacité à avoir des fantasmes, d’oublier notre vie monotone, d’avoir un imaginaire aussi riche que possible pour affronter plus facilement la réalité. » Un brin de folie salutaire, mais qui reste néanmoins policé, comme le confirme le psychanalyste : « Sous prétexte de parler d’enfance, on aborde de façon discrète le monde de la folie, de l’absurde. C’est une sorte de pied de nez à la rigueur, aux conventions, mais qui reste acceptable, bien loin, en fait, des contes de fées, souvent considérablement plus cruels et proches de la vraie vie ou même de ce que peut livrer dans les rêves, notre inconscient. » Un brin d’évasion donc, mais aux antipodes du vraiment dérangeant, qui ne pouvait que séduire le plus grand nombre. Du pain bénit pour Tim Burton, cinéaste de l’étrange, mais habitué aux grands succès publics, au point d’être célébré actuellement au Musée d’art moderne de New York. « J’ai toujours adoré Alice au pays des merveilles, affirme-t-il ainsi. Le récit de Lewis Caroll était l’un des rares à fasciner l’enfant que j’étais, pas très porté sur la lecture. » L’oeuvre lui tendait donc les bras, d’autant que selon lui, aucune des adaptations cinématographiques qui en avaient été faites ne lui avaient plu ; le dessin animé mythique sorti aux débuts des années 50 étant même à ses yeux complètement dépourvu de charge émotionnelle.

La folie Tim Burton

Qu’à cela ne tienne, la machine Tim était lancée, dès lors que les studios Disney étaient venus le trouver, armés, si cela ne suffisait pas, de l’argument 3D. Et au final, force est de constater que le pari est plus que réussi. Pourtant, au vu du battage médiatique fait autour de l’affaire, on pénètre dans la salle de projection presque de mauvaise grâce, et ce n’est rien en comparaison de la façon dont on reçoit les lunettes nécessaires au visionnage. Mais ensuite, très vite, les réticences s’envolent comme par magie. On est immergés en un clin d’oeil dans l’histoire, et qu’importent les fâcheux qui conspuent l’indigence du scénario. On se prend des volutes de fumée et des papillons dans la tête, on adore la reine méchante interprétée par une fantastique Helena Bonham Carter, Alice est notre soeur, le loir est choupinou et Johnny Depp qui en fait des caisses est juste sublime. « J’ai voulu reprendre le principe des histoires de Lewis Caroll et leur donner une forme qui, sans respecter à la lettre ses oeuvres, en conserve l’esprit et le ton », explique Tim Burton. Et cela est réussi au point qu’on peut parier sur un succès phénoménal encore accru par l’intelligence avec laquelle le marketing lié au film a été géré. Nathalie Chouraqui, directrice associée de Kazachok*, agence de communication et de conseil dédiée au marché du licensing de marque décrypte : « Les studios Disney ont positionné toute l’offre produits sur l’image de Tim Burton. Ils ont extrêmement bien travaillé la marque en choisissant de s’associer à des enseignes triées sur le volet et choisies en fonction des différents pays. Les objets qui en ressortent sont estampillés “haut de gamme”, mais ne sont pas inaccessibles ; ils sont gentiment branchés et définitivement tournés vers les jeunes femmes, voire les femmes. Une belle stratégie. » La machine est bien huilée, donc, et vous pourriez être tentés de ne pas tomber dans ses pièges, puisque ce serait adhérer aux fantasmes antiques d’un vieux révérend anglais un brin déviant, à un cinéaste qui n’a plus rien à prouver, d’autant qu’il présidera notre prochain Festival de Cannes, à un Johnny Depp une fois de plus perruqué, à des acteurs qui ont tourné sur un fond vert pendant des mois, à une petite héroïne mignonne et blondinette, à un scénario simplissime et à un plan marketing sans faille. Et pourtant, rien n’y fera, vous irez, vous sortirez un brin sonnés et, pire que tout, vous aimerez. Bon film ! Grands enfants, va.