Elles ont fermé en France il y a 65 ans, mais elles continuent à intriguer le chaland. Alors que sort cette semaine sur les écrans le film L’Apollonide de Bertrand Bonello, qui dépeint avec précision la vie à l’intérieur d’une maison close à l’aube du XXe siècle, nous sommes partis à travers Paris à la recherche des vestiges de ces lieux mystérieux et insolites, chargés d’histoire et d’histoires. Si les dames de petite vertu déambulent dans les rues depuis que le monde est monde, c’est au Moyen Age que Louis XI, en suspendant la prohibition sur la prostitution, encourage l’ouverture d’établissements spécialisés. Autorisées mais contraintes de calfeutrer leurs fenêtres pour dissimuler ce qui s’y passe, ces maisons – closes, donc – sont signalées par tradition depuis l’antiquité par des lanternes de couleur rouge. Une habitude qui s’est déclinée dans le Paris du XXe siècle sous la forme d’un éclairage rougeâtre ou de numéros de rue plus gros que les autres, dans cette même couleur. Ces lieux tranchent déjà ainsi avec l’architecture sage du voisinage. Tolérées par les préfectures de police qui leur octroyaient leur “tolérance”, ces maisons du même nom étaient au nombre de 195 dans le Paris de la Libération. Des maisons le plus souvent glauques et infâmes, même si quelques luxueuses exceptions étaient considérées comme de véritables palaces. « Les maisons closes haut de gamme étaient souvent les lieux les plus modernes de Paris. Elles ont eu le chauffage et le gramophone parmi les premières, souligne William Pesson, architecte spécialiste de la question. Ces lieux étaient dotés de décors fantastiques, bien sûr souvent liés au fantasme et au rêve, comme la chambre chinoise, la chambre hindoue, la chambre historique. » Ils faisaient la réputation de ces maisons de luxe et témoignent d’une grande richesse artistique, souvent méconnue. Par fois décorées par de grands artistes qui ne signaient pas leurs oeuvres par souci de discrétion, ces chambres étaient de vraies oeuvres d’arts. Preuve en est la chambre japonaise du Chabanais, l’une des plus célèbres maisons de Paris (lire plus loin), qui fut présentée à l’Exposition universelle de 1900, et qui y reçut même un prix. Fermées le 13 avril 1946 par la députée et ex-prostituée Marthe Richard, les maisons closes ont hélas laissé disparaître avec elles leur précieux patrimoine architectural. N’étant plus utilisées, il n’y avait pas de raison pour que leurs décors soient préservés, et ce n’était pas vraiment le premier des soucis des truands qui géraient les lieux… Résultat, tout a été désossé, dispersé et vendu aux enchères. C’est pour cela qu’il ne reste presque plus de traces de ces établissements, si ce n’est quelques vestiges cachés et le poids de leur histoire qu’aucun promoteur ne pourra effacer. A travers Paris Idéalement situées pour accueillir la clientèle de province qui débarquait notamment pour assister aux salons, les maisons closes étaient souvent situées autour des gares comme celles de Saint-Lazare ou de Montparnasse, mais aussi autour du Palais-Royal dont les jardins étaient un grand lieu de prostitution au XVIIIe siècle. Petite visite des quelques vestiges de leur splendeur passée. Le Chabanais (12, rue Chabanais, 9e) Considérée à juste titre comme la plus luxueuse maison de Paris, le Chabanais, ouvert de 1878 à 1946, était tellement entré dans les moeurs qu’il faisait même partie de la visite officielle des chefs d’Etat, comme le souligne William Pesson. « Lorsque l’un d’eux venait en France, il allait au Chabanais. Et comme on ne le déclarait pas de manière officielle, on indiquait “visite de la présidence du Sénat” ! Or, une fois, l’une de ces personnalités, espagnole, était une femme. Et comme il était inconcevable d’envoyer une femme au Chabanais, on a tout suite fait appeler le président du Sénat pour lui annoncer : “Ce soir, vous recevez !”» Aménagé en 1880 pour la modique somme d’un million sept cent mille francs de l’époque, ce petit paradis artificiel possédait dans son hall d’entrée une grotte, pour ajouter une touche d’exotisme au lieu. Imposant un contrôle très strict à l’entrée, le Chabanais ne négligeait pas non plus ses sorties, dotées d’un système de sas pour que les clients ne s’y croisent jamais. Décoré dans un style Art nouveau toujours à la pointe de la mode, mais très surchargé, avec des miroirs au plafond, le lieu était tellement réputé et spectaculaire qu’il se visitait même dans la journée. Pour 50 centimes, les badauds venus de province pouvaient visiter les salons. Un plaisir des yeux seulement, qui leur permettait entre autres d’admirer la baignoire d’un des plus célèbres pensionnaires de la maison : le roi Edouard VII d’Angleterre, qui y possédait sa chambre. Rachetée en 1972 par des admirateurs de Salvador Dali pour l’installer à l’hôtel Meurice, la baignoire où le souverain prenait des bains de champagne se trouve aujourd’hui dans la maison de Dali à Figueras, recyclée en… jardinière. Fermé comme les autres maisons closes en 1946, le Chabanais a vu son mobilier mis aux enchères en 1951 dans une vente conduite par Maurice Rheims, le père de Bettina, et n’a conservé que son escalier et sa porte de cabine téléphonique. Le One-two-two (122, rue de Provence, 8e) Ouvert en 1924, le One-two-two (qui tire son nom de son adresse prononcée à l’anglaise) fut l’une des plus grandes maisons des années 30 et 40, au point d’éclipser le Chabanais. Il faut dire que cet immeuble rehaussé à sept étages par son propriétaire offrait 22 chambres différentes, aux noms plus évocateurs les uns que les autres : le grenier à foin, la chambre igloo, la chambre corsaire, la chambre égyptienne, grecque ou romaine, ou même la galerie des Glaces imitant celle de Versailles. Le propriétaire ne lésinait pas sur les moyens pour attirer sa clientèle de riches bourgeois, comme nous l’explique notre spécialiste : « Le Onetwo- two possédait tout ce qui était moderne à l’époque, comme la cabine paquebot pour faire un peu comme sur le France, ou même un compartiment de train avec un décor qui défilait derrière les fenêtres, et dont le sol remuait. On pouvait même payer un supplément pour qu’il y ait un contrôleur qui entre à l’improviste. » Attirant les plus grandes vedettes comme Arletty, Michel Simon, Charles Trenet ou Marlène Dietrich, cette maison close-cabaret possédait même un restaurant appelé Le Boeuf à la ficelle, où l’on ne mangeait que du boeuf et du caviar, accompagnés de champagne. Servant jusqu’à 150 bouteilles par jour, le One-two-two, comme toutes les maisons de l’époque, a d’ailleurs été l’un des grands développeurs du champagne en France. Si vous passez devant le 122 aujourd’hui, vous ne verrez plus que la rampe d’escalier et l’ascenseur, ainsi que l’abri anti-bombardement, qui n’a, il faut l’avouer, que peu d’intérêt. Le Sphinx (31, bd Edgar-Quinet, 14e) Construit en 1931 pour concurrencer le One-two-two, le Sphinx fut l’un des rares immeubles conçus spécialement pour abriter une maison close. D’inspiration égyptienne dans sa décoration, et ressemblant beaucoup au paquebot France, l’immeuble était orné en façade de nombreux et opulents bow-windows. Ce qui était assez paradoxal d’ailleurs pour un établissement qui avait interdiction d’ouvrir ses fenêtres ! Protégée par le ministre de l’Intérieur de l’époque Albert Sarraut, cette maison accueillait des personnalités comme Mistinguett, Joseph Kessel, Georges Simenon ou la chanteuse Fréhel. Sa gérante Martoune confie même y avoir accueilli Eva Braun en 1932, et y avoir vu Adolf Hitler en personne lors de sa visite à Paris en juin 1940. Aujourd’hui, il ne reste malheureusement plus rien de l’immeuble. Aux moulins (6, rue des Moulins, 1er) Appelée également à un moment la Fleur blanche, la maison des Moulins a hébergé à la fin de sa vie le peintre Toulouse-Lautrec qui y possédait une chambre à l’année et qui y avait installé son atelier. Le lieu, aujourd’hui méconnaissable, était également réputé pour sa chambre noire d’inspiration gothique. L’une de ses grandes chambres contenait une pièce maîtresse : le lit de La Païva, une célèbre courtisane du XIXe siècle qui possédait un hôtel particulier au 25 de l’avenue des Champs-Elysées, adresse qui accueille maintenant le restaurant Louis 25. Aux belles poules (32, rue Blondel, 2e) Maison de classe moyenne très réputée dans les années 30, Aux belles poules a la particularité d’avoir conservé totalement intacte sa façade de céramiques rouges. Il faut dire que l’établissement est classé monument historique et que l’intérieur, si vous avez la chance d’y pénétrer, possède encore quelques fresques explicites apposées sur des plaques de faïence. A noter que juste en face, au 23 de la rue Blondel, se trouve une autre ex-maison close concurrente, reconnaissable à sa façade totalement en bois. L’Etoile de Kléber (4, rue Paul-Valéry, 16e) Après la fermeture officielle des maisons closes en 1946, certaines sont devenues, plus ou moins légalement, des “maisons de rendez-vous”. L’Etoile de Kléber était l’une d’elles, qui servait à alimenter en informations la police ou les services secrets lorsque des chefs d’Etat y étaient reçus. Cabaret-bordel favori de la Gestapo et des officiers de la Wehrmacht pendant l’Occupation, cette maison fut aussi à partir de 1943 l’un des lieux de prédilection d’Edith Piaf – qui occupa même quelque temps le dernier étage –, et de nombreux artistes qui aimaient y traîner car l’établissement fermait tard.