Commencée au début de l’été, la rétrospective consacrée à Hussein Chalayan aux Arts déco est l’expo mode du moment. Mais elle est loin de n’être que cela, tant la démarche du créateur est novatrice et les moyens qu’il utilise pour s’exprimer, multiples, entre art conceptuel, technologie, design, vidéo, musique… Pour le novice, une expérience déroutante, fascinante et salvatrice. Pour ce qu’en sait la majorité du public, Hussein Chalayan est un créateur de mode visionnaire, inventif, pointu, voire très, très obscur. D’ailleurs, il y a fort à croire que la plupart des classiques amateurs des tendances en la matière imaginent encore qu’aucune des pièces conçues par ses soins n’est vouée à être réellement portée. Pourtant, le couturier, jeune quadragénaire d’origine chypriote, installé à Londres et diplômé du célèbre Central St. Martins College, s’il est du genre expérimental, est loin d’être déconnecté des logiques de commercialisation des vêtements. Ainsi, à la fin des années 90, il a par exemple été le premier créateur invité à dessiner une collection pour la célèbre enseigne Topshop. Une entreprise forcément destinée à attirer une clientèle gentiment fashion, mais un job néanmoins réalisé avec talent. Suffisamment, certainement, pour justifier les critiques proférées il y a deux ans par Chalayan à l’égard de Kate Moss, également sollicitée par le mastodonte de la distribution pour réaliser une ligne de vêtements : « Je ne pense pas que cela la représente et qu’elle ait travaillé dur sur ce projet. Je lui ai dit personnellement ce que j’en pensais. » Une opposition qui a contribué à le faire sortir des strictes pages mode des magazines féminins pour migrer vers les pages de petites actualités anecdotiques. Bien davantage encore qu’en 1995, quand la chanteuse Björk avait choisi de porter une veste “Par avion” issue de sa première collection commerciale, pour poser, photographiée par Stéphane Sednaoui, sur la pochette de son second album, Post. Moins cependant que quand, en 2008, il avait été nommé directeur de la création de Puma (poste qu’il occupe toujours), pour une collection sportswear pointue, à l’instar d’un de ses prédécesseurs aux côtés de l’équipementier sportif, Alexander McQueen. Des crêpages de chignon avec la brindille de la mode, des lignes destinées au grand public, de l’habillage de chanteuse islandaise un peu perchée, du sportif ou presque… De quoi déjà vous dérouter alors que l’on vous annonçait d’entrée de jeu une démarche plus artistique que modeuse. Rassurez-vous ou non, tout cela tient au fait qu’Hussein Chalayan ne connaît pas de limites quand il s’agit de domaines d’investigation et de réflexion. Frontières... Ainsi, quand on lui demande pourquoi il a choisi la voie de la couture plutôt que d’envisager de devenir, qui sait, un metteur en scène, un designer, un scientifique, un philosophe ou un architecte, en plus d’évoquer l’influence maternelle sur son envie de départ d’habiller les femmes, il répond simplement : « Eh bien, je crois que je me serais ennuyé en ne faisant que des vêtements. L’important, c’est que j’applique tout ça aux vêtements, et c’est ce qui rend le travail, je pense, plus intéressant. C’est la façon dont je regarde la mode : je la traite comme une science du monde. » Et de dire aussi, quant à sa propre perception de son travail : « Je crois que toutes les choses auxquelles j’ai été confronté, y compris les conflits culturels, ont énormément participé à cela. » Né en 1970 à Chypre, dans l’enclave turque, Hussein Chalayan a émigré l’année suivante à Londres avec sa famille, alors que la Grèce menaçait d’annexer l’île. Le début d’un long va-et-vient jusqu’à ses seize ans, entre la Grande-Bretagne et le lieu de ses origines, dû surtout à la séparation de ses parents, car la situation à Chypre s’était plus ou moins stabilisée en 1974. Pourtant, les stigmates des temps tourmentés sont restés vivaces : « Je n’ai pas vécu avec la guerre, mais on a grandi avec son odeur. » Du fait de son histoire personnelle, la douleur des apatrides et des opprimés va donc l’influencer considérablement, tout comme, heureusement plus positivement, l’ouverture à de nouvelles cultures. A l’image de la jeunesse du créateur, le Musée des arts décoratifs a ainsi choisi de ne pas proposer une vision chronologique de son travail, mais a opté pour une approche en deux temps. A commencer par, au premier étage, un aspect majeur de sa réflexion : la question des barrières et autres limites, qu’elles soient politiques, culturelles, religieuses ou géographiques. Là, des condensés de ses défilés passés, des films, des performances mises en musique, ou des pièces commandées par des galeries d’art se côtoient. Parfois dérangeants, ces travaux ont souvent été sujets à controverse. Des mannequins censés avoir défini leur territoire en fonction de leurs croyances portent des capsules qui cachent totalement leur visage, tandis que d’autres affichent leurs corps petit à petit recouverts par des voiles religieux (collection “Between”, printemps- été 1998). Plus loin s’exposent une robe décomposée par le temps passé sous terre (présentée pour le diplôme de fin d’études du créateur), ainsi que la fameuse collection “Afterwords” (2000), ou les vêtements, dépliables pour se transformer en meubles, expriment l’exil forcé. ... et déplacements A l’étage supérieur, il est toujours question de mutations, mais c’est le mouvement qui est mis à l’honneur. Ici, il semble dans la plupart des pièces montrées être enfin maîtrisé, parfois même associé à la vitesse de déplacement, comme avec l’aérodynamique collection Inertia (printemps- été 2009). Et si le propos interroge toujours, comme dans ce petit film mettant en scène l’actrice Tilda Swinton et associant recherches ADN et peur du terrorisme, ce sont surtout les technologies et effets spéciaux utilisés qui fascinent. Comme une tempête avant le calme, retrouvé avec la collection “Dolce far niente”, plus douce, plus près du corps, parue l’an passé, qui annonce très certainement les travaux prochains d’Hussein Chalayan que l’on découvrira lors des défilés d’octobre à Paris. Du coup, aujourd’hui, on se plaît à imaginer ses collections à venir, plus simples et presque apaisées, mais certainement toujours inspirées. Comme l’amorce d’un troisième étage à cette exposition, encore tenu secret.