Exposé au BAL, le travail de trois photographes nippons, de la Seconde Guerre mondiale à nos jours, montre le mouvement perpétuel qui agite l’archipel. Mais la beauté est surtout à chercher dans l’excellente sélection de films qui accompagne l’exposition. trois photographes se succèdent dans “Tokyo-e” pour illustrer le titre de cette exposition, qui signifie à la fois « Vers Tokyo » et « Les images de Tokyo ». De la même manière, explique Diane Dufour, la directrice du BAL, le mot signifiant « paysage » en japonais désigne également « le vent ». Comme ces mots le font si bien, les images cherchent à leur tour à montrer un mouvement perpétuel, fortement ancré dans l’esprit des habitants d’un archipel récemment victime d’un très violent tremblement de terre, d’un tsunami et, ironie de l’histoire, d’une catastrophe nucléaire. Le premier artiste, Yukichi Watabe, n’est pas célèbre. Il a “simplement” suivi, en 1958, l’enquête d’un détective tokyoïte sur les traces d’un tueur en série usurpateur d’identités. Il en résulte une sorte de feuilleton photo qui suit le policier dans les bas-fonds de la ville. Au fil des planques, interrogatoires et filatures, l’enquête piétine, mais « comme chez Antonioni, commente Diane Dufour, le non-événement permet de se poser des questions essentielles ». La ville comme un labyrinthe, la perte de l’identité et des certitudes... La beauté interlope des images noir et blanc, le détective, trench beige, casquette plate et cigarette au bec, tout renvoie tellement au cinéma américain de l’époque qu’il est difficile de croire qu’il s’agit bel et bien d’un documentaire photo 100 % japonais. Figure majeure de la photographie nippone, Yutaka Takanashi propose une autre exploration de Shitamashi. Ce quartier populaire de Tokyo miraculeusement épargné par le grand séisme du début du XXe siècle, mais aussi par les bombardements de 1945, n’a pas échappé à l’américanisation rampante. Dans les clichés grand format de boutiques, maisons, façades, comme figées et désertées, avec une folle profondeur de champ, et envahis de sodas et cigarettes américains, on perçoit « la fin du Japon éternel ». Toute la salle du sous-sol est investie par un plus jeune artiste, Keizo Kitajima, « qui a rejeté les codes de la photographie documentaire et artistique, car ils ont servi la propagande du régime japonais ». En sondant la vie nocturne d’une base américaine japonaise, puis en transformant une galerie en boîte noire sur les murs de laquelle il projette son propre corps, tel un Warhol nippon survolté, puis en allant faire des portraits dans des grandes villes du monde, Kitajima, lui aussi, est en quête d’identité, Savoir tout cela peut aider à apprécier une exposition pas si facile d’accès : les images ne sont pas belles de manière évidente, et leurs intentions peuvent paraître obscures au premier abord. Si l’on veut davantage pénétrer le fascinant et poétique univers documentaire japonais, il faudra plutôt se concentrer sur les films sélectionnés par le journaliste et critique Philippe Azoury. Ces sept films en langue du pandaranol nippone, projetés au Cinéma des cinéastes, juste en face, montrent le documentaire japonais devenu « à la fois un moyen de passer les règles à tabac (sous l’impulsion des enragés Shohei Imamura, Masao Adachi, Kazuo Hara) et un médium de rêve pour une écriture introspective (Shinji Aoyama, Naomi Kawase) », écrit Azoury. Mutations d’une société, quêtes d’identité, récits dans les pas d’une prostituée, d’un tueur en série... Des films cultes et passionnants (documentaire, fiction, expérimental...), et un scanner fascinant et salutaire d’une société si perpétuellement et violemment en bouleversement.